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En attendant que tu reviennes…

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Nous regardons la lune avec des yeux différents. Jusque-là, le monde a été plus ou moins équitable en nous accordant ce même pouvoir des yeux et de l’âme. Tu ne crois pas à l’équité. Bobard. Bullshit avec grand B. Tu ne crois en rien ni personne. Même en toi-même maintenant, on dirait. Tu chantes moins bien. Il y a des gens pour qui le monde a fini par devenir un vaste foyer de quotidiens sans significations. Dans le temps, je me souviens de cet ami qui me racontait follement son désir, que dis-je, sa hantise de devenir chanteur comme Untel. Célèbre ? Tu ne voulais pas vraiment être célèbre. Pour être plus précis, tu voulais chanter la cause des opprimés pour te sentir moins opprimé qu’eux, que tu es, que tu as toujours été. Mon ami est perdu dans les rouages de quelques nuits sur une place publique. Le temps lui a volé son rêve, sa folie, sa raison d’être. Son rêve de devenir chanteur comme Untel, c’était sa première et sa dernière fortune. Il ne vit plus maintenant depuis longtemps, depuis l’effritement de ce rêve. Il survit. Il existe. Il fait n’importe quoi. Tout ce qu’on veut. Il regarde la lune chaque soir, le regard vide. Je viens me coucher à côté de lui, comme lui, face contre ciel, les mains par derrière la tête. Nous regardons la lune. Je ne regarde pas la lune, vieux frère. Je l’utilise pour cacher mon regard, pour ne pas croiser le tien. Si je supporterai tes yeux, je fléchirais certainement sous ton âme. J’accuse. Tu mérites mieux qu’un vulgaire regard bourré de ce sentiment de culpabilité frêle, pratiquement inutile. Que lorsque j’étais au plus grand collège de la ville de Saint-Marc, tu traînais, à force de taffer tellement dure chez madame, ne sais quel chagrin plus prompte à te jeter dans la dépression. Les enfants comme toi, happés trop tôt par la vie, sont devenus des roseaux, vous plierez mais ne courberez pas. Que lorsque mes condisciples et moi discutions des poètes de la Ronde, du mouvement des grands blancs et petits blancs, du galvanomètre shunté, de la définition et l’utilité de la Philosophie, que lorsqu’on demande aux professeurs de Mathématiques pour les taquiner où on va rencontrer les produits remarquables dans la vie réelle (comme si l’école au départ ne faisait pas partie de la vie réelle), tu étais préoccupé à espérer ton meilleur plat de la semaine et un lendemain d’abondance. C’est fou pour quelqu’un qui n’a jamais rien reçu de la vie, qui a été abandonné par ses parents sur un tas de détritus. Tu gardais en toi un brin d’espoir allumé, entêté, rebelle comme pour t’arc-bouter à ton pauvre existence ici-bas, sous la lune, faire tes vœux de gamin en attendant revenir ton soleil. Est venu par la suite cette petite folie du chant pour attiser le feu. Puis, je t’ai rencontré, un jour comme ça, sur la place Philippe Guerrier. Tu m’as parlé de ton amour de la musique. De ton rêve. Un gamin comme nous avec de l’espoir, c’est un gamin vivant, m’as-tu dit. Tu disais nous pour parler de toi. Puis, je t’ai offert mon amitié comme un joli morceau. A Dieu les classes sociales ! Toute la bêtise humaine se met à nu lorsque, au-delà de tous les artifices, on s’ouvre à l’autre pour découvrir son monde intérieur.  On a partagé bien de choses ensemble, toi et moi. Tous les dimanches, madame te laissait le loisir de sortir comme quelqu’un. T’en as raffolé. Tous les dimanches, tu venais chez moi et tout le monde t’aimait : Mon papa, ma maman, Yvens, mon frère ainé de 2 ans et même Poulouche, ce petit chien enragé qu’un camarade de classe m’avait donné qui jappait-boudait tout le monde. Poulouche ne s’entendait avec aucun étranger jusqu’à ce que tu viennes briser la règle. Poulouche venait frotter sa queue contre toi à chaque fois que tu venais à la maison en signe d’affection.

    « Je l’aime bien ton chien !

—    On dirait qu’il t’aime davantage. »

On discutait un moment de tout et de rien. Ta passion du chant venait à chaque fois et occupait une bonne espace dans notre conversation. Ce n’était jamais fatiguant. T’es animé, fiévreux, enragé comme Poulouche, énergique à parler de ton rêve pour le maintenir vivant dans ton cœur, dans ton corps.  Je te suivais amusé. Tu parlais toujours plus. Proportion : 1% de ton discours pour ta vie de merde chez madame, 99% pour parler de ta petite folie.

Puis tu as raté un Dimanche à ne pas venir chez moi. Je pensais à un excès de travail reporté, une petite fatigue. Un deuxième Dimanche. Un troisième. Je n’attendais pas le quatrième. Je m’étais rendu chez madame m’enquérir de toi. Le garçon de madame, bedaine, laid comme je ne sais qui à qui tu devais torcher les fesses chaque fois qu’il revenait des toilettes m’a dit de sa voix de gros con qu’on t’avait foutu à la porte depuis longtemps ça. Je n’en croyais pas mes oreilles. J’étais stupéfié. Où as-tu dormi pendant tout ce temps ? C’est pas possible ça. Je t’ai cherché dans la ville comme un fou ce jour-là. Je t’ai cherché comme toi cherchant le bon air lorsque, en a capella, tu devais nous chanter ton plus beau morceau à la maison. Malere oh malere oh, pa gen pèsòn ki malere. Zanmitay anm zanmitay anm, riches ou nan kè ou li ye. 

Au hasard de mes recherches, j’ai eu l’idée d’aller sur la place Philippe Guerrier. Je t’avais trouvé couché sous un bout de mur encerclant la choucoune. Tu étais triste. Tu n’avais jamais autant exprimé ta tristesse avant malgré les traitements les uns pires que les autres que t’infligeait madame. Je ne savais quoi te dire. Voilà un vrai handicap : être impuissant devant la tristesse d’un ami. J’ai senti toutes paroles veines face à la vieille tristesse que t’étais devenu. Finalement, j’ai rassemblé mes dernières forces pour t’inviter chez moi. Tu as hésité un moment. Puis tu as fini par accepter.

Ma famille t’avait proposé de rester à la maison. On ne pouvait pas t’imaginer t’exposer davantage aux dangers de la nuit. C’était mieux que tu restes avec nous. On avait installé un nouveau lit dans ma chambre pour toi. Deux amis dans une chambre, ce n’est pas une mauvaise idée. Mais j’ai perdu mon ami dans les rouages de quelques nuits sur une place publique. Tu n’étais pas exactement toi-même à part quand, faisant semblant de dormir tard le soir, juste avant qu’on retourne de notre randonnée avec la lune comme échappatoire, je t’entendais fredonner, pas de ta voix envoûtante mais d’une voix abusée qu’on peut encore te reconnaitre ton « Malere oh malere oh, pa gen pèsòn ki malere. Zanmitay anm zanmitay anm, riches ou nan kè ou li ye. » Tu parlais peu depuis qu’on habite ensemble. Ou presque pas. Crise de confiance ? Peur d’abandon ? Mon ami est parti. J’habite avec son ombre. Me voici, face contre ciel, à t’espérer à travers la lune. Un gamin comme nous avec de l’espoir, c’est un gamin vivant. En attendant ton retour, j’aimerais ce soir, pour une fois de ma vie, chanter l’amitié avec les plus beaux mots du monde.

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Philippe Cherlan-Miche

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5 commentaires
  1. Pradley Vardly Vixama dit

    Une merveille! Une petite bénédiction!

  2. Cherlan-Miche PHILIPPE dit

    Merci Pradley😇😇😇

  3. Angelo dit

    Superbe texte ! L’amitié, un présent magnifique à partager.

  4. Esther dit

    Très beau texte 😍 entre amis il faut s’entraider 😌 l’histoire m’a plû👏👏👏

  5. Sumaya dit

    C’est beau et émouvant!

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