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Demain, l’avenir.

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    Ça fait tantôt deux ans depuis que j’habite à Port-au-Prince. Le temps passe très vite. Les souvenirs sont gravés dans ma mémoire comme si les événements dataient d’hier. Jeune bachelier, fougueux, rêveur, je débarquai dans la capitale un matin de juin pour profiter de toutes les opportunités qu’elle a à offrir à un provincial. Je me rappelle encore de ce jour fatal où l’on doit se séparer des siens pour affronter les choses tout seul. La nuit précédant le départ où notre mère nous réitère violemment toutes les valeurs qu’elle a pris tant de temps à nous inculquer. L’éducation familiale est sacrée et s’il faut perdre une nuit pour tout se remémorer, en bien, on la perd. Maman nous parle. C’est très sérieux. On se découvre soudainement sérieux aussi à l’écouter. 

Maman n’oublie aucun détail. Le sommeil tape lourd sous nos yeux mais nous ne les fermons pas. Pas la nuit du départ. C’est une vieille règle à laquelle personne n’échappe. Qui que l’on soit. On reste la gueule ouverte, prêt à baver, feignant d’écouter entre sommeil et réveil ce que nous dit notre mère. On secoue la tête en signe d’acquiescement. On n’a de choix qu’accepter. Pour une fois, on se fait joli garçon pour ne pas mettre maman en colère. On est tellement enthousiaste à l’idée de partir qu’on a l’impression que maman peut tout effacer si elle se fâche. Toute cette vie qu’on a pris du temps à monter comme une pièce de puzzle. Notre avenir se joue ici. Il est bien vrai, notre avenir, cette fois-ci. Pas comme on nous le disait à l’école. Je prépare mon avenir blablabla.  Du temps de l’école, l’avenir était trop loin. Trop trop loin. On a l’impression qu’il était à des années-lumière de nous. 

La nuit du départ, on peut clamer très haut que l’on est dans l’antichambre de l’avenir. Demain l’avenir ! Demain l’avenir tonnerre ! L’Université tête droite. On s’est payé une place pour de bon dans la vraie vie. Fini le baccalauréat, la chimie organique et ces foutus corps qui n’arrêtaient pas de nous foutre la trouille. Fini la révolution Française de 1789 que l’on mâche depuis la classe de Seconde avec les mêmes méthodes archaïques qui sont maintenant révolues. Fini l’impédance de la bobine, du condensateur… Fini tout ça. Cerise sur le gâteau, on n’aura pas ce petit professeur emmerdant-énervant que tout élève a connu à un moment ou à un autre de sa vie et qui le motivait à passer en classe supérieure, à terminer ses études classiques. Comme si la vie s’arrêtait avec les études classiques. Comme s’il n’y avait pas pire à affronter devant.

 Devant, là où il y a la vraie vie. Port-au-Prince. La misère et l’opulence. Cette ville de contraste.  Les bruits de balle en plein cœur de la nuit. La freeze en plein cœur du jour sous les yeux hébétés de l’agent de sécurité. Les hommes sous les lunettes noirs que l’on croise chaque jour sur notre parcours et qui nous font peur sous cape. L’injustice sociale. La faculté. Les reprises. Ces putains de reprises auxquelles personne n’échappe. On ne pense pas à ces choses-là. Du moins, pas pour le moment. On se lève —Maman nous rééduquait encore jusqu’au petit matin, c’est pourquoi je n’emploie pas le verbe se réveiller  ici —  tout petit le lendemain. Notre grand frère nous accompagne dans le centre d’hébergement de ce programme de bourse universitaire. On rencontre les autres boursiers comme nous. On regarde leurs têtes. Ils nous sourient. On répond timidement à leur sourire tout en nous demandant combien de temps il va prendre pour qu’enfin, on se familiarise avec eux. 

Les ainés s’empressent de venir nous parler du programme. Règle numéro 1: il ne faut surtout pas avoir les yeux sur la nana d’un ainé. Ça, on le savait déjà. Pour sûr que maman nous l’avait rappelé la nuit du départ. Elle ne nous l’avait pas dit comme les ainés. Maman avait employé le mot prudence. Il faut être prudent avec la gent féminine pour ne pas s’entraver mon fils. La seule phrase de maman que l’on a pu retenir entièrement dans notre état de semi-conscience la nuit du départ. Notre vrai guide sur la route. À bien réfléchir, les ainés ont fait un pléonasme vicieux en nous disant de ne pas nous attaquer à leur petite amie. Tout bon voyageur arrive toujours avec cette peur de l’autre. À priori, on ne va pas seulement éviter la petite amie de l’ainé. On évite l’autre tout simplement, son regard, son amitié subite, ses blagues que l’on trouve vulgaires, sa générosité. Bien sûr, l’autre nous offre déjà quelque chose à manger, quelque chose qu’il a apporté de son voyage à lui et qui nous fait automatiquement penser à maman. Elle nous avait tout dit, maman. De toujours bien faire notre lit. D’observer pour bien nous adapter. De ne pas partager le manger d’un inconnu. Cependant, maman n’avait pas mesuré la portée de ce geste de l’autre à notre endroit. Ce geste si simple et si fatidique à la fois. Le partage lorsqu’il est fait dans un esprit sain. À moins que maman ait mis un bémol qu’on n’a pas bien entendu dans notre état de semi-conscience. Genre si l’inconnu nous offre quelque chose avec un sourire franc, innocent, on peut, là, le prendre. Comme à ce moment où l’on réalise que la main de l’autre est toujours tendue à notre endroit. Et que l’on soit surpris à un tel point que l’on s’empresse d’aller à la rencontre du geste. Râper la chose presque entre les mains de l’autre qui continue malgré tout à sourire. 

Merci… Merci Roland — Son nom est revenu soudainement dans notre esprit car on a fait connaissance devant la grande barrière du centre. — On s’imagine tellement grave en lui remerciant. On ébauche un sourire forcé pour donner du ton au geste. Mais tout cela, tout cet échange se fit avec une telle réserve, une telle prudence. On n’arrive pas à croire que deux ans aient suffi à nous rapprocher autant. Il y a tellement de choses banales aujourd’hui qui avaient toute leur importance hier, deux ans de cela. Tellement de distance que l’on a franchie. Notre intimité que l’on partage avec ces autres boursiers. La rééducation d’une nuit de maman sagement bannie. Notre grande amitié avec Roland. Nos blagues vulgaires qui font glousser les jeunes filles du centre. Notre rire gras au petit matin qui fait trembloter tout le centre et qui énerve l’intendante… On a l’impression que tout s’est fait à notre insu dans ce centre d’hébergement à Port-au-Prince. Et puis l’on se dit qu’il faudrait nécessairement que l’on écrive un long texte d’amour qui, comme un ouragan, entraînerait tout sur son passage. Tout ce que l’on a vécu. Absolument tout. Pour que l’on se souvienne de chaque instant partagé avec l’autre. Pour que l’on mise toujours sur notre côté humain plutôt que nos différences. Pour que l’on voie à quel point on se ressemble et à quel point on devrait s’assembler. Pour que l’on prenne toujours le temps de profiter d’un sourire, d’une poignée de main, d’une étreinte ou de n’importe quel simple autre geste. Et pour qu’enfin, l’on sache que l’avenir, cette chose que l’on a fabriquée dans notre tête, n’est peut-être pas si loin que nous le pensons.

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