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Les Ciseaux de Mon Père

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Ce soir-là, comme dans toutes les autres histoires qui ont débuté par ce soir-là, quelque chose de tragique s’est passée. Je m’acharne à me convaincre que cela aurait pu être autrement mais cela était ainsi. J’ai vécu mon pire cauchemar. En une seule nuit. Mon monde a basculé. Cet adolescent de dix-huit ans que je suis et qui a su attiré votre intérêt sur sa misérable tragédie avait un monde. Mon monde n’était ni rond, ni carré, ni quelconque. Il était un triangle équilatéral. La rencontre de la projection de mon père et de ma mère à partir de leurs positions ont créé un troisième point qui allait stabiliser les bases de leur union: moi. J’étais devenu alors le sommet de ce monde désormais bien établi. Ma mère était une de ces personnes qui n’avait pas fait de grandes études mais que la vie a su inculqué des valeurs nobles et pieuses. Elle m’a appris la bienséance et la rectitude, elle était pour moi, l’image même de la beauté féminine. Femme au foyer, mère aimante, femme d’un seul homme, elle avait tout pour faire la fierté de mon père. Belle comme elle était, elle faisait ma fierté quand je devais la présenter au grand public et qu’elle attire comme un aimant tous les regards d’admiration. Et mon père, lui, avec sa calvitie luisante, était ce tailleur que j’ai passé tout mon humble enfance à regarder jouer sur la pédale et à essayer de faufiler le fil à travers le châs de l’aiguille qu’il ratait presque toujours. Il me disait dans ces moments de grandiloquence qu’il était le prototype parfait de l’homme riche, possédant les deux caractéristiques qui en faisaient le portrait: un gros bide et le crâne chauve. En vérité, je ne peux pas dire que j’avais grandi dans l’opulence de ceux qui ont de l’argent par boquittes chez eux. Mais, j’avais vécu une enfance de rêve, le strict nécessaire et on a su profiter de la vie. Mon père était mon héros. C’était lui qui s’occupait de la famille grâce à son métier qui lui rapportait beaucoup lors des réouvertures des classes. Je voulais être comme lui. Cet homme qui disparaissait pendant toute la journée et qui rentrait le soir les bras chargés de surprise. Pas un soir ne passait sans que je n’espérais à une sucrerie, des friandises, des jouets et ce qui était excitant c’est que je ne savais jamais ce qu’il allait m’apporter comme cadeau. Il aimait les surprises. J’aimais ces surprises. Et je l’aimais pour ça. Il avait aménagé un petit coin dans la maison et avait installé une grande table où il pouvait travailler en silence loin de tohu-bohu incessant de son atelier. Il prenait plaisir à découper des aunes de toiles et je prenais plaisir à les voir tomber comme des lambeaux à ses pieds. Armé d’une paire de ciseau, d’une craie, d’une règle et une paire de lunette, il faisait danser la toile dans une gymnastique sur mesure au son de la cisaille qui m’était l’ultime preuve de son maestria. Ainsi, lors de ces moments où la couture abondait et que les clients se faisaient vivaces. Il passait des nuits dans ce coin de la maison à se donner de la longueur d’avance. Parfois, le travail excédait tellement qu’on ne le vit point à la maison. Ce qui était toute à ma joie car je me régalais de son repas dont j’enviais toujours les grosses côtelettes de viande. Puis, ce soir-là, ce ne fut pas comme tous les autres soirs. Il y avait cette annonce de cyclone qui a déversé durant la journée des averses intermittentes. Cela avait mouillé mon programme d’après-midi jusqu’à le réduire en une sorte de bouillie pâteuse. En colère contre quelque chose dont je n’avais pas d’emprise, je m’étais refugié dans ma chambre, la main entre les jambes, à fulminer contre le ciel. Il y avait beaucoup d’éclairs. On dirait qu’on retournait le ciel sur ses gonds à grands renfort de tonnerre. Ayant toujours eu une peur bleue de ce son apocalyptique, je me suis recouvert de mon drap de la tête au cou, frissonnant comme un abandonné au pôle nord. Je fus, quelques minutes plus tard, happé dans ce vortex ténébreux qui me bascula dans un antre de paix et d’inconscience. J’ai toujours aimé le son du ciseau qui faisait son boulot: « wap-wap-wap-wap » tandis qu’il simplifiait la toile, la rendant prêt-à-porter. Ce fut ce son qui me réveilla au beau milieu de la nuit. Si fort qu’il emplissait la maison. WAP-WAP-WAP-WAP. Si fort qu’il provoqua en moi pour la première fois un battement cardiaque. WAP-WAP-WAP-WAP. Trop fort que j’avais l’impression que cela tailladait peau, tendon et os. WAP-WAP-WAP-WAP. Je me dirigeai vers l’endroit d’où provenait le son. Somnambule à demi, mes pieds savaient d’instinct où m’emmener. Vers le petit coin où les toiles perdaient en aune pour gagner en élégance. WAP-WAP-WAP-WAP. –Merde papa, veux-tu arrêter de faire autant de bruit ? Je pensais avoir tout simplement pensé ce que j’ai dit mais ce n’est que lorsque le son s’était tu que je me suis rendu compte que la phrase avait fusé à haute voix. Mes esprits revinrent aussitôt et j’ai pu voir clair. Au fait, presque clair. J’étais dans un pénombre et l’habituelle ampoule-rechargeable qui servait de source lumineuse tremblotait faiblement renvoyant une image déformée de quelque chose qui tenait un ciseau. Je sécrétai de l’adrénaline et j’eus envie de faire pipi sur place. –Papa, c’est toi? C’est toi, papa? Immédiatement, comme s’il attendait un signal, la lumière s’éteignit me laissant le cœur battant dans le noir total avec cette… cette… chose qui tenait le ciseau de mon père. -Il fait très froid ce soir mon fils, dit une voix sépulcrale qui me fit pousser un petit cri. Et la lumière revint. Plus fort cette fois tandis qu’il me baignait mon père et moi de sa lumière réconfortante. –Tu m’as foutu la trouille, papa. -Un jour, nous allons tous mourir. -Depuis quand es-tu rentré? -La pluie tombe mon fils, et elle tombe avec de l’acide. Quelque chose ne tournait pas rond. Je le sentais. J’observai son visage. Il avait le teint livide et les yeux effarés, fous, qui n’arrivait pas à poser sur quelque chose de précis. –Papa, qu’est-ce-qui t’arrive dis-je en sentant monter le tsunami de panique. Cela fit piquer mes narines. Les larmes n’étaient pas loin aussi. –Un jour, nous allons tous mourir rengaina-t-il son teint encore plus livide et ses yeux s’enfonçant dans leurs orbites. À ce moment, maman apparut dans sa chemise de nuit blanche. Ses yeux embués d’un sommeil tourmenté. Elle sursauta lorsqu’elle nous aperçut et je vis dessiner pour la première fois l’horreur sur ses traits. Elle porta une main vers sa bouche et ses yeux s’écarquillèrent de stupeur. Je pris mon recul, ne comprenant pas ce qui se passait. Je les regardai à tour de rôle, mon père dont le visage se déformait à chaque seconde et ma mère dont la sidération me foutait les chocottes. Mon envie d’uriner me tarauda encore plus alors que je sentais perler au bout de mon pénis les premières gouttes de l’incontinence. Je tentai un ultime baroud. Je pris le visage de mon père entre les mains et le rapprocha du mien. –Papa gémis-je, le cœur en lambeau. Je sais que tu es là. Ses yeux se posèrent un instant sur moi avant de partir pour ensuite revenir. Lorsque je vis apparaître une étincelle, je sus alors qu’il était là. –Mon… mon… fils. Je t’aime beaucoup. Un jour nous allons tous mourir et il faut que nous nous préparions à cette fatalité. Vis tes années avec sagesse et sois dans l’allégresse car tout cela ce n’est que de la merd… La sonnerie du téléphone cingla le moment et le coupa en un silence lourd de suspension dans lequel elle réitéra plus forte et plus pressante à mon goût. Ce qui fit revenir ma mère sur terre, tremblant visiblement, elle approcha le combiné à son oreille. À mesure que la personne lui parlait. Je voyais son expression changer du tout au tout. Ce n’était plus de la stupéfaction, mais de l’horreur à l’état brut et l’étonnement comme supplément. Le combiné du téléphone tomba à ses pieds. –Maman, qu’est-ce-qui ne va pas ? Elle était groggy, yeux vitrés et semblait avoir pris plusieurs rides en quelques minutes et lentement leva son index pour désigner mon père. –Éloigne-toi de lui Charles.Que? Quoi? Pourquoi?Éloigne-toi Charles. Ton pè… ton pèr… ton père est… mort. On vient… on vient de me l’annoncer. Avec le réflexe d’un chat qui s’est échaudé, j’eus un bond de recul de 3 mètres. Je tombai à la renverse sur mes fesses. Une expression de contrariété, je scrutai à tour de rôle le visage de ma mère et celui de mon père. Après avoir entendu le mot « mort ». Il y eût un déclic dans le comportement bizarroïde de papa. Ses yeux s’écarquillèrent comme s’il venait de lever le voile sur un grand mystère. Puis tout à coup, il se mit à flotter dans les airs, littéralement. Je me refugiai derrière le canapé. Il flottait toujours, accroché à rien, tandis qu’il commençait à perdre de sa consistance et commençai à fusionner avec les coins sombres de la maison. Un instant plus tard, je ne pouvais pas situer là où il était exactement, je sentais sa présence. Sa voix remplit soudainement la pièce: –Un jour, nous allons tous mourir. Sépulcrale. Mortuaire. Spectrale. La pièce était glacée à tel point que je n’eus point la force de claquer les dents. Il disparut avec le son crapoteux du ciseau qui dévora mes tympans. Mon père avait disparu. Ma mère est ensuite devenue folle. Le joli triangle équilatéral s’effondra par sa base. Me laissant en train de recoller les morceaux entre deux points dont l’un était fou et l’autre un fantôme. J’avais appris par la suite que mon père fut frappé par la foudre. Ne voulant pas mourir sans avoir revu sa famille. Il s’est accroché à une illusion de vie, nous envoyant son spectre finir son travail qui était de rentrer chez lui. Était-ce son bon ange? Était-ce son zombi? Tout ce que je sais, c’est que c’était mon père. Il ne nous a pas laisser tomber malgré tout. Un héros. Mon monde avait basculé ce soir-là. Mon héros est tombé en héros même par-delà l’ignominie de la mort. Eder Apollinaris Simphat

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3 commentaires
  1. Johvanna De Pradines dit

    Franchement sublime je l’ai dévoré en 5 minutes, les tournures de phrases le suspens, l écriture,l histoire j ai tout adoré. Bravo. Good job

  2. Naika Turenne dit

    Magnifique!!!!!!!!!!
    Wow!!!!
    Tu es un As!!!!

  3. Sophamandie dit

    C’est si vivant qu’on a l’impression qu’on est spectateur et non simple lecteur

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