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Les Larmes de nos Désillusions

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(Inspirée d’une histoire qui aurait pu être vraie)

Kounya la, pou jan w byen anfòm la, ou pa t ap ri m si m ta ba w lajan m nan san w pa pran kèk bon kout gigit ?[1]

Elle ne put s’empêcher de sourire et de lancer un regard de défi à son interlocuteur. Il devait avoir dans la bonne cinquantaine, les tempes grisonnantes, cet homme devait surement avoir fait de la boxe dans son jeune âge, tellement il était costaud. Il ne descendit pas de sa voiture, alors parlait-t-il assez fort pour se faire entendre par la femme, assise dans un coin du carrefour de l’Aéroport. L’homme ne se gênait guère qu’une connaissance puisse l’entendre marchander du sexe avec une mendiante, alors il devait être un habitué de la chose.  Dans la noirceur de ce jeudi soir qui prenait timidement place, les yeux de la femme croisèrent ceux de son interlocuteur. Elle lut alors un truc qu’elle reconnut d’aussitôt : cet homme était mauvais.

                       ***

Elle repensa à comment cette journée avait déroulée. Émotions. Voila comment la qualifierait-t-elle. Très tôt s’était-elle rendue au Bureau des Personnes Handicapées[2]. Elle voulait de l’aide, elle souhaitait avoir de quoi manger pour une journée. Après tout, n’était-ce pas la mission de ce fichu bureau ?

31 ans, la femme portait dans sa chair ce handicap comme son plus gros fardeau. La mort de son deuxième homme, le sezisman qui s’en était suivi avait provoqué un accident vasculaire cérébral, lequel avait emporté une bonne partie de sa mobilité. Un bâton lui servant de canne l’aidait à se déplacer. Dieu qu’elle détestait sa situation ! À l’église, le dimanche dernier, le pasteur disait fièrement qu’il faut toujours voir le bon côté des choses et qu’à travers toute épreuve, Dieu tient à nous enseigner quelque chose. Qu’est-ce que Dieu pouvait bien vouloir lui inculquer en massacrant son corps de la sorte ? Le pasteur, dans son veste complet bleu récitait avec passion en français quelques versets du livre de Job, racontant les péripéties de ce héros de la foi. La femme avait compris que dalle, ne sachant pas lire de toute façon, mais ce qu’elle avait quand même retenu, c’est que tout n’était pas perdu pour elle.

À 20 ans, elle tomba enceinte de son premier enfant, un garçon, aussi laid que son père. Ce dernier, chauffeur de bus faisant quotidiennement le trajet Jérémie- Port-au-Prince, lui avait promis terre, ciel et vaisseau spatial. Comment avait-elle pu faire confiance à un chauffeur de bus ? Ses amies, ne lui avaient-t-elle pas dit qu’il ne fallait en aucun cas se fier à ces espèces-là ? Mais lorsque ce grand gaillard lui avait pris les seins dans sa grosse main puis portés à sa bouche par derrière ce cimetière de Fontamara, elle avait émis un gémissement qui en disait long sur ce qu’elle voulait alors. Le chauffeur lui avait fait jouir pendant une bonne heure sous la tombe d’une certaine Cléomène Sètasé, lui arrachant les plus stupides gémissements qu’il avait entendus de toute sa carrière de baiseur. Elle ne l’avait plus revu depuis. Quelques mois plus tard, lorsqu’elle découvrit sa grossesse, elle sut qu’elle était dans la merde.

Sa tante la mit à la porte. Ce péché n’allait guère rester sous son toit, par crainte de ne gâter ces deux petites prunelles. La jeune n’eut d’autres choix que de mener sa batailler face à la rude réalité port-au-princienne. Elle enchaina donc plusieurs petits boulots comme servante ou lessivière, mais cela ne suffisait pas pour élever un garçon et se payer une chambre même dans les quartiers les plus mal famés de la capitale d’Haïti. Alors elle se chercha un autre homme, un mécanicien qui réparait les voitures des riches politiciens. Doux comme un agneau et fidèle de surcroit, la femme crut toucher le jackpot, d’autant plus qu’il accepta d’élever son petit garçon comme le sien. Elle lui fit deux enfants, deux filles. L’homme lui donna un peu d’argent, elle érigea un business de pèpè au centre-ville. Les affaires marchaient bien. Son garçon avait six ans, ses filles quatre et deux ans. Mais c’était sans compter sur la vie qui ne cesse de jouer des tours aux plus démunis de ce bas monde.

Son mari mourut. Une histoire d’empoisonnement par le biais d’une cigarette. Port-au-Prince a toujours été une terre glissée. Les gens vous détestent pour un rien. La femme, lorsqu’elle apprit la nouvelle, poussa un cri semblable à ceux qu’elle avait poussés des années plus tôt dans ce cimetière de Fontamara. Elle s’écroula, les voisines crurent bon de la relever. Elle fit une AVC qui lui couta sa mobilité et son envie de continuer à vivre. La femme sombra dans une douce mélancolie. On l’emmena à Miragoâne, sa ville natale. Elle y passa deux années, recevant tous les jours pléthore de décoctions de plantes. Mais c’était peine perdue, elle avait perdu goût à la vie. Elle avait envie de voir ses enfants, alors elle rentra à Port-au-Prince. Elle les inscrivit à une école nationale, mais bien vite le garçon abandonna, préférant vendre de l’eau et essuyer les vitres de voiture afin de nourrir ses deux petites sœurs. Il avait déjà décroché bien avant cela. Sa mère s’était absenté pendant déjà trop longtemps. Il lui avait fallu vivre et manger tous les jours. Il était devenu un homme bien assez trop tôt. Mais comme Port-au-Prince est une ville où il est assez facile de succomber dans les plus viles activités, le garçon se vit bientôt mêlé à une histoire de gangs. Il jouait le rôle de toutè dans les rues de la capitale, en échange de quelques liasses de billets. On pouvait dire tout ce qu’on voulait, mais il y gagnait beaucoup plus que la vente d’eau !

Sans maison, ni famille, la femme se mit à dormir dans les endroits les plus dangereux de la capitale : les marchés. Là, elle connut les pires malversations que le mâle porte en son âme. On la viola et l’abusa pendant tellement longtemps qu’elle finit par ne plus lutter. Que peut-on contre une arme et un homme de trois fois son poids ?

Alors elle se résigna, quémandant son pain quotidien aux bords des routes de la capitale. Le dimanche, elle s’habillait toujours de la même manière : un complet bleu qu’elle avait gardé de son ancien business. Elle allait parfois même à se mettre un santi bon de fortune. Elle rentrait dans n’importe quelle église – Protestante ou Catholique – et écoutait les sermons des hommes de Dieu. C’est fou comme les gens qui n’ont rien du tout s’accrochent aux promesses d’une vie meilleure de la Providence…

                      ***

Ce matin, au BSEIPH, elle fut accueillie par un garçon qui devait probablement être encore au début de sa vingtaine. Il se présenta comme un Travailleur Social venu faire un travail sensé améliorer le sort des gens comme elle. Ce garçon vivait probablement encore chez ses parents. Quel sort pouvait bien-t-il améliorer ? Mais elle, venue pour trouver de quoi manger, s’étonna à raconter toute sa vie à ce jeune inconnu. Elle pleura. D’abord timidement, puis avec frénésie. Elle pleura sa vie, elle pleura son homme, elle pleura ses enfants devenus kokorat et bandi dans les rues de la capitale.  Le jeune homme était gentil avec elle, lui tendit même plusieurs verres d’eau afin de calmer son hoquet qui l’empêchait de parler convenablement. Cela faisait longtemps qu’une personne ne lui avait accordé autant d’attention. Alors elle parla, encore et encore, pendant des heures, elle ne s’arrêta point. Cela fait du bien de parler, certaines fois. Elle n’avait rien demandé de tout ça, pourquoi la vie avait-t-elle décidé de lui infliger pareilles méchancetés ?

Le jeune homme lui posa très peu de questions. Il venait même à lui faire de sincères sourires. À la fin de l’entrevue, il lui demanda d’aller l’attendre en dehors de l’enceinte du bureau. Lorsqu’il vint la trouver quelques minutes plus tard, il lui tendit un billet de cent gourdes et lui dit :

Sa m ap fè a kontrè ak prensip metye mwen an. Men ou di m depi maten ou poko manje. Pran sa, degaje w al chache yon kichòy mete nan vant ou.[3]

Elle lui sourit, le remercia et s’en alla. Port-au-Prince se tordait déjà sous le poids de la chaleur.

                       ***

Ou chita la w ap gade m tankou m ta di w ou pa konprann sa m di w la! Machè, si w bezwen lajan m nan, monte machin nan, pou m al konyen w byen konyen ![4]

Elle resta murée dans un silence à nul autre pareil. Comment avait-elle pu tomber aussi bas, se demanda-t-elle ? Certains viennent sur cette terre et se font balloter jusqu’au soir de leurs vies, la jeune femme avait compris depuis fort longtemps qu’elle faisait bien partie de cette catégorie. Les martyrisés, les pa itil, les démunis. Elle fixa une autre fois l’homme, et lui répondit :

Pa gen pwoblèm, n ap fè sa pou desansenkant goud, bèl papi…[5]

Desansenkant goud ? Gadon Kaka ! Lè m bezwen taye fanm pou desansenkant goud, se sou granri m desann m al plen pip dominikèn yo wi. Machè, san goud m ap ba w.[6] À prendre ou à laisser !

Elle parut réfléchir pendant quelques secondes. Puis accepta :D’accord. Cent gourdes. Mais à une seule condition.

Laquelle ? Lui demanda l’homme, perdant visiblement patience.

Je veux que vous citiez mon nom au moment où vous me pénétrerez.

– Et c’est quoi votre nom ? L’homme parut visiblement étonné par la requête de la femme.

Sandess, murmura-t-elle. Mon nom est Sandess.

 

Pradley V. Vixama


[1] Tu es si bien en chair. Et tu crois sincèrement que je te donnerai mon argent sans que d’abord je ne te baise ?

[2] Il n’existe pas en Haïti un espace connu sous l’appellation de bureau des personnes handicapées. Il s’agit ici en effet d’une pure invention.

[3] Ce que je fais est totalement contraire à la déontologie du métier que j’exerce. Mais vous m’avez dit n’avoir rien mangé depuis ce matin. Tiens, fais-en sorte de te trouver quelque chose à manger.

[4] Tu es encore là à me fixer telle une vraie idiote! Très chère, si réellement tu as besoin de mon argent, vas-y, monte cette voiture, que j’aille te baiser comme ça doit.

[5] Aucun Problème, on y va pour deux cent cinquante gourdes, bel homme.

[6] Deux cent cinquante gourdes! C’est quoi cette merde? Quand je veux me faire des putes à deux cent cinquante gourdes, je vais sur la Grand rue me taper des dominicaines. Ma chère, tu n’auras droit qu’à cent gourdes.

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2 commentaires
  1. Lynne_S dit

    Là dehors, la vie n’est pas facile et ça empire a chaque seconde. On reçoit tellement de coups qu’on finit par etre insensible… C’est complètement fou mais je crois en la nature, en cette force invisible qui est a notre disposition… Je crois que chacun peut changer sa realite peu importent les circonstances

    Merci Pradley
    J’ai toujours aimé ta plume, la façon dont tu appréhendes les choses. C’est tellement réel!

  2. MARCELIN Damaelle Gustave dit

    Ces genres d’histoire font rage tous les jours!Merci??

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