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La nuit où je dois quitter ma muse

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«Ô mon pays natal aimé des doux ombrages!
Ma cité qui, rêvant sous de frais paysages,
À ton chevet de fleurs reposes mollement…»

 Etzer Vilaire

12 juin 2014



Douce nuit aux mille facettes

Nuit silencieuse et cacophonique

Havre de paix

Antre des démons

Mon esprit vogue

Il virevolte dans tes profondeurs

Écoutant le bruit sourd de tes chuchotements

Et se laissant bercer par tes chants sirènes

Un vent frais souffle sur la nuit. De temps à autre, quelques bourrasques silencieuses venaient me fouetter le visage. D’habitude la caresse de la brise sur ma peau me calmait, mais aujourd’hui rien à faire. Mon esprit était bien trop préoccupé. Mes soucis de la semaine à l’école et mes souvenirs se sont alliés pour me lacérer le cœur. Mes élèves m’ont regardé bizarrement en classe aujourd’hui. Ils ont dû remarquer que leur professeure n’allait pas bien. J’ai les idées noires. Je me sens vide.

Intouchable. Seule ce mot me revenait inlassablement dans la tête à chaque fois que mes yeux voyaient cette infinité de points lumineux dans le ciel. Ce soir encore, je restais sans voix face à la beauté des étoiles. Elles me paraissaient comme certains projets qu’autrefois j’avais… Inaccessibles. La lune-ronde et dans toute sa splendeur projetait ses rayons argentés sur les arbres dans la cour mal entretenue de ma maison, dessinant des ombres fantasmagoriques sur le sol rasé. Seul le chuintement des branches de quelques arbres troublait le silence de la nuit. Malgré toute cette sérénité et tant de beauté, mon esprit ne pouvait se focaliser et en profiter. Je quittais le balcon d’où je pouvais voir quelques maisons éclairées malgré l’heure avancée et me mis à arpenter les pièces de ma demeure. Elle était silencieuse. Sépulcrale. Sans vie. En un mot, elle était morte depuis quelques années avec mon frère, mon mari et ma fille. Respectivement David, Kleber et Sandy. Ils représentaient tout pour moi. Je ne pouvais supporter le fait de ne les plus avoir à mes côtés.  Il m’arrivait de vouloir quitter la maison et partir loin pour fuir la réalité, mais quelque chose me retenait. J’ai beau cherché mais je ne fais que buter sur des incohésions. Je n’arrivais pas à mettre le grappin dessus.

Mon cœur criait solitude. Philippe me manquait. Je me laisse choir sur l’un des fauteuils du salon. Il y a deux semaines, à la même heure, il était là, assis dans le canapé en face de moi riant à gorge déployée. Que son rire était contagieux ! Oui Philippe me manquait, mais il m’était difficile de l’admettre. Il avait estimé que je devais réfléchir seule et faire un choix. Un choix qui m’est difficile. Philippe, toujours si calme m’a crié dessus. Je le comprends, il doit en avoir marre de m’attendre. Attendre cette réponse qui ne venait pas. Il est entré dans ma vie à un moment où je ne voulais autre chose que mourir et ne plus souffrir. Il m’a donné de l’espoir, de l’amitié et était pour moi cette épaule sur laquelle je pouvais me reposer et pleurer. J’avais peur. Peur de ne pas pouvoir lui rendre ce qu’il me donnait. Je ne voulais pas lui donner une partie de moi, car l’autre était morte avec mon mari. Ô Philippe ! Comment puis-je choisir entre la vie que je puisse avoir avec toi et celle que je pourrais avoir ailleurs ? Vivre avec toi c’est le bonheur et sans toi ça ce n’est plus vivre.

  • -Alors pourquoi je n’arrive pas à faire ce choix ? Le choix fatal. Celui qui détermine le destin. Notre destin. Ai-je peur du bonheur ? Non, je ne crois pas. J’ai plutôt peur qu’il ne me soit enlevé de nouveau…

Douce nuit aux mille facettes

Nuit téméraire et sereine

Laisse ma poésie larmoyante

Ma poésie sans queue ni tête

Ma poésie sans rime ni vers

Glisser sur les mille rayons de ta lune angélique aux yeux démoniaques

Je me retrouve assise dans la cuisine tripotant la bague que je porte dans mon annulaire gauche. Philippe m’a demandé en mariage la nuit, il y a deux semaines. Il est parti calmement en me faisant promettre d’y réfléchir, mais je savais qu’il était furieux. Il m’a tant donné et moi qu’est-ce que je lui donne en retour ? Mon silence. Il m’arrivait de regretter d’avoir flirté avec lui la nuit de notre première rencontre. Peut-être que si je l’avais repoussé, nous ne serions pas en train de souffrir aujourd’hui. J’aurais dû lui dire de ne pas s’approcher de moi. J’aurais dû lui faire comprendre qu’avec moi il se ferait du mal. Il aurait dû être moins aveugle en regardant dans mes yeux. Il aurait dû voir comme c’est sombre à l’intérieur.

Sur la table sont posées une feuille de papier, une plume et mes mains tremblantes. Vais-je encore passer une nuit, seule avec cette feuille blanche sans y écrire les mots de mes pensées tourmentées ? Ces mots qui comme une bombe à retardement. Je suis une poétesse quittée par sa muse. Je me sens perdue, car point mes mots ne fusent, point. J’aurais aimé tremper la plume de Dante dans de l’encre dorée, écrire sur des rideaux de pluie les quelques phrases de mes souvenirs perdus avant de toutes les oublier.

Il y a cinq ans, j’aurais pu écrire des pages entières en quelques heures. Cinq ans depuis que je n’ai rien écrit. Cinq ans depuis que je m’efforce à le faire parce que c’était pour moi une habitude. Ma carrière d’écrivain commençait à peine lorsque de malheureux événements m’ont obligé de l’arrêter. J’avais déjà publié deux recueils de poésie et mes lecteurs assez nombreux à l’époque en redemandaient. Phanie et Gustave, deux élèves auxquels je suis très attachée et Philippe ne manquent jamais de me dire que je devrais recommencer. Mais je n’y arrivais pas. J’en étais incapable. La mort de Sandy, ma fille m’a totalement brisé. Je n’avais plus rien auquel m’attacher. A part Philippe… Ç’aurait dû être suffisant, mais je ressentais un vide que personne n’arrivait à combler. Un vide né avec mes deuils.

Des fois le mutisme qui régnait dans cette maison me donnait l’impression d’être un fantôme. Dans ces moments-là, seuls les battements de mon cœur me rassuraient. L’écho de la voix de mon mari et le rire enfantin de ma fille résonnaient encore dans ma tête. Ils me manquent. Leurs souvenirs sont gravés en moi. Pourquoi ai-je l’impression que ce soir ma vie défile devant mes yeux comme si j’allais mourir ? Je ne suis pas en train de rendre l’âme non, mais j’aurais préféré cela que de faire ce choix…

Douce nuit aux mille facettes

Nuit trompeuse

Royaume de terreur

Mon âme vagabonde

Elle gravite au cœur de ta noirceur

Fuyant la lumière

Et se cachant dans tes recoins les plus obscurs

Dans un tiroir de ma chambre sont rangés tous les papiers dont j’ai besoin pour quitter le pays la semaine prochaine, si je le veux. Ma mère qui a payé tous les frais m’attend du côté des Etats-Unis avec impatience, mais j’hésite. Je ne sais quoi faire. Quelque chose me retient ou du moins… quelqu’un me retient. Ô Philippe mon amour ! Suis-je capable de te quitter ? En aurai-je le courage ? Tu es tout ce que je ne pourrai jamais avoir si je pars. Je t’aime… Mais oui je t’aime ! Pourquoi je ne l’accepte pas ? Si seulement tu savais comme j’ai peur de te perdre.

Haïti… Ô mon pays ! Ma terre. Tu m’as reçu entre tes seins, m’a enveloppé dans ton drapeau et a fait de moi ton enfant. Tu m’as vu faire mes premiers pas, chanter mes toutes premières leçons et danser au son de tes tambours. J’ai tant de raison pour te haïr…

Il y a cinq ans, ma vie n’était pas ce qu’elle est maintenant. Je l’adorais ma vie. J’avais un mari attentionné qui n’était pas un homme parfait, mais qui me comblait. Un frère sur qui je pouvais compter, mon confident. Tous deux, ils étaient journalistes et animateurs d’une émission socio-politique. J’aimais les écouter défendre les intérêts du peuple. Ils parlaient au nom de ceux qu’on ne pouvait entendre. Ils dénonçaient les élections frauduleuses et critiquaient ouvertement les politiciens qui oubliaient dès qu’ils avaient le pouvoir les promesses qu’ils avaient faites à la population. Il faut croire que le dicton dit vrai : « Toute vérité n’est pas bonne à dire ». Ils furent tués à la sortie de la radio où ils travaillaient sans aucune explication. Cinq ans depuis, l’enquête se poursuit. On pleura leur mort disant d’eux qu’ils avaient été des hommes remarquables. Des voix importantes du pays. On les oublia sitôt enterrés. Les hypocrites ! L’année suivante, ma fille à laquelle je m’accrochais pour ne pas sombrer dans mes peines périt, emportée par le funeste séisme du 12 Janvier. La vie ne m’a jamais fait de cadeau. J’ai souffert énormément.

Ô ma patrie ! Ma fierté. J’ai regardé ton arc-en-ciel, je me suis baignée dans tes rivières et tu connais mes amours d’enfance. J’ai marché sous ton doux soleil, ta pluie s’est mêlée à mes larmes et tu es témoin de mes souffrances. Qu’adviendra-t-il de Philippe si je pars ? Philippe qui m’a tant donné. Il m’oubliera. Me haïra. Je refuse de le quitter. Il a besoin de moi et moi de lui. Que vont penser Phanie et Gustave, ces deux élèves si intelligents ? Ils m’admirent et voient en ma personne un modèle à suivre. Si moi leur professeure je m’en allais, qui donc les éduquerait à ma place ? Ils ont tous les deux de grands rêves et un brillant avenir. Ne sont-ils pas étant jeunes l’avenir du pays ? Si jamais moi je pars, ils partiront eux aussi et le pays n’aura aucun futur.

 J’ai tant de raison pour te quitter, mais je ne peux pas. Tu es une partie de moi. Comme Philippe me l’a dit un jour alors que je pleurais dans ses bras en disant que je n’avais aucune raison de survivre, que tous ceux à qui je tenais m’avaient quitté : « Trouves-toi une raison de vivre. Ne cherche pas ailleurs, car elle est en toi ». Il n’avait pas tort, ma raison de vivre est en moi. Je regarde ma feuille de papier qui a été si longtemps blanche avec un sourire aux lèvres. Je laisse ma plume courir dessus la laissant achever mon tout premier poème depuis il y a cinq ans…

Douce nuit au mille facettes

Nuit triste et bambocheuse

Laisse les larmes de mon cœur couler sur tes épaules

Et disparaître dans l’ombre du jour naissant.

  • -Allô Philippe ! je m’exclame quand il décroche.
  • -Djamina mon ange j’ai attendu ton appel, dit-il à l’autre bout du fil.

Je souris inconsciemment en l’entendant m’appeler ainsi. Mon cœur tambourinait. Je le connais depuis environ trois ans et il a toujours autant d’effet sur moi. Je me rends compte que sa voix m’avait manqué.

  • -Demain je suis libre toute la journée. Peux-tu venir ? Dis-je.
  • -Oui bien sûr. J’y serai sans faute.
  • -Ok.

Il allait raccrocher, mais je l’arrête.

  • -Philippe une dernière chose. Je t’aime, je veux t’épouser et je ne pars pas…

Non je ne pars pas, car la vie meilleure que je croyais pouvoir trouver à l’extérieur n’est nulle part ailleurs qu’ici. Dans mon pays. Au côté de Phanie et Gustave ces deux enfants pour qui j’ai beaucoup d’affection. Au côté de Philippe, l’homme que j’aime. Je reste, car ils ont besoin de moi. Je reste, car mon pays a besoin de moi et de mes compétences. C’est ainsi que je dois combler mes vides. En remplissant mes devoirs. J’ai trouvé mes raisons de vivre. Celle d’instruire les enfants de mon pays et faire d’eux des citoyens modèles. Celle de servir mon pays… Ma patrie Haïti.

 

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