Maeva, toute fringante, pousse la porte de sa chambre et traverse la cour pour atteindre la petite barrière qui la garde. Elle se mêle alors à la nuit, ses cheveux retenus par un foulard bleu.
La lune se balade au firmament, escortée par quelques étoiles qui la suivent à distance. Le ciel est un vaste champ lumineux et tout cela se révèle d’une beauté féerique. Une douce lumière blanche enveloppe la terre telle un drap transparent qui ne recouvre pas tout le lit, laissant quelques parties à découvert. En effet, les zones d’ombres dessinent sur les murs de grandes figures amusantes : les bras d’un arbre, la silhouette d’une maison, le double de quelqu’un qui marche… Il y a une fraîcheur qui caresse la peau et cause avec le sens du toucher.
Maeva exulte. La nuit est belle, douce, à fleur d’âge et pleine de promesses comme une vierge à l’aube de sa vie. D’une maison moitié-endormie, moitié-éveillée, s’élève une musique entraînante, provenant d’un poste de radio probablement très âgé à en croire la voix rouillée de l’appareil. Le rythme se veut diabolique et Maeva a failli entrer dans la danse même si elle ne connait pas la musique. Il est 20 heures et 43 minutes, et Maeva essaie d’imaginer ce qui se passe à l’intérieur de cette maison dans laquelle se mélangent silence et son de la musique. Que doit-il y avoir ? Sans doute la mère déjà dans les bras de Morphée, fatiguée après une dure journée de labeur. Le père, s’il est là, ça doit être lui qui se gave de cette musique avant de se jeter à corps perdu dans le sommeil, lui aussi. Et les enfants ? Peut-être déjà endormis eux aussi, ou peut-être les rétines collées à l’écran d’un smartphone. Oui, il y a ça de nos jours.
Avant, à cette heure, cette cour aurait été bruyante avec les jeux traditionnels : louloup-louloup, lago kache, tam-tam be, twa fwa se manbo. Ou fuseraient comme des étincelles ces contes à tirer sous ce vieux manguier imposant qui ne dit plus son âge. Une bonne vieille fumerait sa pipe tranquillement dans un coin, alors que les volutes monteraient en spirale comme une offrande aux étoiles.
La jeune demoiselle a connu tout un monde différent de ce qu’elle vit ce soir. Lui viennent en mémoire les soirs où l’on profitait de la belle lune pour une balade avec l’être aimé ; l’on se cachait quelque part, attendant qu’il passe pour une rencontre arrangée ou pas.
Avant, il se trouverait sûrement un enfant plus jeune avec un frère ou une sœur parmi la bande joyeuse qui ne voudrait pas de lui trop rikiki. Il aurait pleuré et raconté cela à ses parents qui intimeraient l’ordre à la sœur ou au frère de garder le jeune enfant avec eux en l’intégrant dans le jeu. Ce dernier se sentirait heureux de participer au jeu des plus grands.
Maeva s’enfonce de plus en plus dans le gouffre de sa nostalgie et ses yeux s’embuent de larmes tristes. Elle comprend que son enfance s’est écroulée avec une partie de la vie typique de ce quartier. Naturellement, il y a des lieux qui portent en eux toute une nuée de souvenirs et à les retrouver, leurs ailes se déploient et nous entraînent dans un tourbillon en arrière. Et ce soir, le film de sa vie s’étend devant elle et chaque pas lui dicte un nom, un moment, un souvenir. Elle se dit qu’elle aurait sûrement croisé quelques personnes armées d’un falot si l’obscurité se la jouait complète.
Maeva continue sa tournée dans le passé.
Certainement, on distinguerait également la voix de quelques parents sermonnant leurs enfants : « Badio, tu ne coucheras pas sans au moins te laver les pieds, hein. Je te connais. » ou « Nadine, penses-tu pouvoir salir mes draps avec ta sueur de graisse ? Tu n’entreras pas dans cette maison sans te baigner ». Mais hélas, tout a changé. Toutes les cours qu’elle a dépassées sont désertes à présent. Seules demeurent ces bestioles enfouies dans la nuit qui lâchent leur concert sans public avéré. Les ampoules électriques se sont substituées aux lampes à kérosène. Des constructions ont poussé çà et là, remplaçant les larges champs de cannes, et avec tout cela la distance s’est plantée entre des êtres humains qui vivent côte à côte. Les voisins ne se réunissent plus ensemble le soir. On a tous d’autres occupations, à présent.
« Pourquoi a-t-on grandi ? », s’est demandé Jean Jean Roosevelt.
Le drame, ce n’est pas qu’une génération, que les humains puissent grandir mais qu’avec eux toute une vie change radicalement. C’est de voir que des changements énormes se glissent dans nos quotidiens sans que forcément nous nous en rendions compte. Mais comment accueillir le changement ? Non, écoutez ! Il ne s’agit pas de rebiffer ou d’être réfractaire à -si vous voulez – l’évolution, il y a certainement certains que nous décidons nous-mêmes d’embrasser et bien d’autres qui, sans crier gare, nous happent tout bonnement. La question demeure : Qu’est-ce ça prend en nous d’humanité ? Et bien sûr, qu’est-ce que ça nous rend ou nous donne par la suite ?
Maeva continue son chemin portant une enfilade de pensées, et se demande à voix haute : Mais merde, que sera la vie ici dans 25 ans ? Elle ne se rend pas compte qu’elle a atteint sa destination : un petit bar qui vient à peine d’être déposé dans le quartier et c’est un Afro puissant que crache le speaker.
Witensky Lauvince