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Nus et Anonymes

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Il la regarda se dénuder sous l’éclat argenté de la pleine lune. Il souriait, du moins il essayait de se convaincre que tel était le cas. Cette jeune femme, il ne la connaissait pas et peut-être ne la reverrait-il jamais. Cela l’arrangeait, il n’aimait pas toucher le même corps à deux reprises.

Il récupéra la bouteille de Barbancourt, négligemment déposé à ses pieds et en avala les dernières gouttes qui y subsistaient. Il continuait à se dire qu’il souriait et que c’était une réalité, que tout était fini et qu’il allait reprendre sa vie avec sa famille.

La fille s’approcha de lui, son corps ferme recevant amoureusement les rayons de l’astre nocturne. Il était encore debout, adossé au tronc de l’arbre, torse nu, l’esprit embrumé de son excès d’alcool. Il remarqua qu’elle était belle. D’ailleurs, il était rare qu’il choisisse une prostituée qui était laide. Celle-ci avait d’immenses yeux noirs qui lui mangeaient presque le visage, et sa coupe de cheveux lui allait à ravir. Il lui ordonna d’avancer d’une voix douce teintée de nostalgie. Elle obéit prestement. Les feuilles mortes craquèrent sous ses pas.

Elle trouvait bien étrange cet homme qui voulait faire l’amour sous un arbre de sa cour, alors que sa grande demeure était à côté, debout dans la nuit comme un monstre ironique. Elle n’avait pas peur, elle avait déjà rencontré des hommes l’un plus intrigant que l’autre. Elle aimait partager ces moments de folies, d’abandon dans l’obscurité avec ces âmes meurtries qui essayaient d’oublier en se noyant dans l’alcool et le sexe.

Elle connaissait beaucoup d’histoires, beaucoup trop qui lui ont été contées par de fébriles caresses sur sa peau, des sexes sans visages qui lui ont soutiré du plaisir à l’état brut. Elle connaissait par cœur ces rudes coups de reins qui lui donnaient l’impression que son corps était sur le point de voler en éclats, que son âme se fissurait et que tout se résumait aux râles de son client.

Elle se serra lascivement contre lui. Il lui embrassa le front ; elle sourit largement. Ses dents étincelaient dans le noir strié de rayons argentés. Il lui faisait l’effet d’un oncle bienveillant pas d’un homme qui s’apprêtait à lui tirer une brève jouissance physique.

D’une main experte, elle exerça une pression sur la fermeture éclair de son pantalon et y introduit les doigts. Il sursauta et quelques secondes plus tard l’aidait à s’en débarrasser. Il apparut dans toute sa nudité : les yeux hagards, mains retombant le long du corps, sexe dressé. Il ressemblait davantage à une sculpture sur bois, son immobilité partielle accentuait cette similitude.

La jeune femme frappée de stupeur, recula d’un pas et fut tentée de tirer ses grègues. Elle se demandait si c’était un fait réel qu’elle allait se faire prendre là, contre un amandier feuillu qui s’étendait dans l’obscurité telle une gigantesque créature venue d’une planète inconnue. La lune, scotchée dans le firmament conférait un air irréel au tableau insolite que formait les deux jeunes gens.

Malgré sa peur passagère -qui était due à cette situation inhabituelle que d’être à poil en plein air -, elle se ramena au devant de lui et s’offrit à ses grandes mains. Il effleura ses lèvres d’un baiser et ses doigts emprisonnèrent ses seins aux tétons durcis et sensibles. Elle en frissonna de la tête au pied. La chaleur de leurs corps pressés l’un contre l’autre résistait au doux vent qui faisait chanter le feuillage de l’arbre.

 Il ne l’embrassa pas. Ses mains abandonnèrent sa poitrine pour se saisir de son visage, l’obligeant à le regarder fixement dans les yeux pendant qu’il orchestrait les va-et-vient de son sexe en érection contre son ventre plat.

Elle était totalement abasourdie. Depuis le début de sa vie de fille de trottoir, jamais un homme n’avait pris autant de temps pour se satisfaire et disparaître, ce qu’évidemment cet homme n’était pas sur le point de faire. Une grande assurance émanait de sa personne, ce qui malgré tout masquait mal son désarroi. Il était perdu. Cela se voyait à des kilomètres à la ronde.

*

Au cours de ses moments furtifs de sexe payant, les clients ne l’embrassaient pas, du reste sa tête et son buste ne comptaient pas et pour elle, c’était normal. Tout comme ça l’était encore quand moins d’une heure plus tôt, une jeep s’était arrêtée à sa hauteur et qu’un homme au regard éteint en était jailli. Il cherchait quelque chose qui n’était pas là. Une quête avortée d’avance. Elle le sentait. Elle le voyait. Il était ailleurs. Il lui avait souri machinalement en lui annonçant d’un air pressé qu’il la voulait pour la nuit. Elle était étonnée et ravie, ces occasions se présentaient rarement. Elle avait salué ses consœurs qui, en guise d’au revoir, lui avaient souri. Elle préféra ne pas penser que c’était de la jalousie. Et voilà comment elle s’était embarquée dans cette aventure avec cet homme à l’allure bizarre !

Il lui avait expliqué en cours de route, sans un regard à son endroit, qu’il la voulait en plein air. Cette demande l’avait surprise puis, elle s’est faite une raison : il payera pour ce qu’il demandait.

Elle jubilait intérieurement à l’idée qu’elle allait encore connaître les secrets d’un homme recherchant le sens de la vie dans les tréfonds de la nuit, tâtonnant dans le noir pour retrouver l’interrupteur qui aurait pu actionner le jaillissement de la vive lumière du bonheur, avant de se remémorer que cette chambre obscure dans laquelle il marchait n’était plus celle de ses souvenirs.

Elle aimait percer les secrets des autres, ceux que les hommes lui racontaient au travers de leurs corps transpirents, leurs sexes chauds au fond de son ventre. Ce soir encore, cet homme allait tout lui dire à propos de ses malheurs, la cause de l’extinction de la flamme vitale dans ses yeux.

 Il s’arrêta brusquement, cessant tout mouvement sur le ventre de sa partenaire. Elle tremblait littéralement. De peur ? D’excitation ? Il ne savait pas mais s’évertuait à se faire comprendre qu’il n’était pas un être effrayant.

Elle se raidit quand il la souleva pour la déposer directement sur son membre vibrant et excité. Elle sourit vaguement et comprit que jamais elle n’oubliera cette nuit. Il demeura une seconde immobile puis l’obligea à lui entourer la taille de ses jambes. Elle se retrouva prise en sandwich entre l’arbre et le corps dur de l’homme qui la maintenait contre lui. Il commença à bouger lentement des hanches, elle le suivait. S’en suivit un élan puis, une rentrée en force à laquelle elle ne s’attendait pas. Elle sentit la rage et la frustration de son compagnon se déchaîner contre elle. Et comme d’habitude, les secrets de l’homme affluaient, se révélaient et l’effrayaient.

Il était de ceux qui étaient mal nés : un père alcoolique et une mère qu’il n’a pas eu le temps de connaître, étant morte en le mettant au monde. Il était le benjamin d’une famille de huit enfants. Il a dû lutter pour survivre et pour aider les siens. La vie ne lui a pas fait de cadeau, il s’essaya dans tout. C’est la grande mode ici, tes diplômes ne sont que des décorations pour ta chambre. Rien à faire.

Il eut sa part de bonheur en rencontrant la femme de sa vie. Ils se sont mariés. Ils eurent une petite fille deux ans plus tard. Il avait fini par se fixer économiquement sans pour autant être riche comme certains l’entendaient. Tout allait pour le mieux jusqu’à ce jour…

*

Sescoups de reins devenaient de plus en plus brutaux. Elle s’accrochait à lui pour diminuer le frottement rugueux du tronc de l’arbre contre son dos. Il se défoulait sans remords. Elle n’avait pas mal mais aurait préféré une position beaucoup plus confortable.

Il évitait son regard. Il ne contrôlait plus ses gestes, son corps cherchait seul son plaisir. Son cerveau était quasi dysfonctionnel. Il avait envie d’oublier. Il continuait à lui marteler le bas-ventre à un rythme qui allait crescendo. Elle geignait. Tant pis pour elle si elle avait mal

*

Sa femme était allée chercher leur fille à l’école. Il n’a jamais su comment s’était-elle habillée, si elle s’était maquillée, le montant de son argent de poche. Il l’avait vue depuis le matin dans sa nuisette bleu tendre, l’avait trouvée attirante, l’avait embrassée amoureusement et elle lui avait donné son corps pour une dernière fois. Seulement ce dernier détail ne lui était pas venu à l’esprit, c’était même impensable ! Ils étaient jeunes, beaux et amoureux de surcroît, comment penser à la fin d’une telle félicité ?!

Sa fillette dormait à son départ. Il regrette de n’avoir pas été la voir dans sa chambre rose aux murs cachés par des portraits de la poupée Barbie.

Il n’avait pas remarqué cet appel sur son portable. Si la personne n’avait pas insisté, il l’aurait vu en rentrant chez lui. La voix était aussi sèche que caverneuse, lui demandant une somme ahurissante pour la libération de sa famille. Libération ?! Oui, sa famille n’était plus libre ! Et pour le redevenir, il fallait payer les yeux de sa tête.

Il était directeur d’une agence de marketing, mais cela ne parlait pas pour sa porte-feuille. Il avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour réunir l’argent demandé.

La pire douleur qu’il eut ressentie fut d’écouter les ravisseurs lui expliquer combien sa femme était délicieuse. Ce n’était pas un homme ou deux, mais trois, quatre ou cinq, il ne savait pas et n’en avait pas envie.

Il apporta la rançon à l’endroit fixé et fut obligé de se rendre très loin afin de récupérer sa femme et son enfant, mortes, nues et étalées sur un sac sale. Un trou béant s’étendait sur le ventre de sa femme, l’emplacement d’un projectile au beau milieu du front de sa progéniture lui coupa le souffle. Et tout à coup, la terre avait cessé de tourner, cédant la place à sa tête. La douleur lui noua les tripes. Il tomba sur ses genoux, les mains tendues vers les corps inertes. Les larmes glissaient, se transformaient en torrent sur son visage. Il ne pouvait pas crier ni bouger. Il crut que c’était un cauchemar. On ne pouvait pas faire chose pareille à celles qui étaient sa raison d’exister, de continuer à lutter ! Non, c’était impossible !

Son bébé n’avait que six ans, son plus grand péché avait été de rendre ses parents heureux. Elle n’avait rien fait de mal. C’était injuste comme sort ! La vie donnait de bien piètres récompenses à celui qui n’avait pas eu peur de combattre pour réussir. Il avait payé pour que l’on mette un terme à l’existence des deux femmes de sa vie. Ils avaient gagné, ils lui avaient tout pris. Ils ne sauront jamais la souffrance qu’ils lui ont infligée.

Il essayait d’oublier, car il n’a pas pu se résoudre au suicide. Plus rien n’avait de sens pour lui. La vie ne valait pas la peine d’être vécue s’il fallait vivre l’invivable, supporter l’insupportable. Sa vie se dégradait, l’alcool était sa source de consolation. Le sexe était son havre de paix, il l’aimait brutal, comme pour exorciser ce mal qui lui rongeait l’intérieur.

*

Elle supportait sans broncher ses assauts rénaux. Ne pouvant plus le retenir, elle laissa s’échapper ce gémissement qui lui occupait la gorge depuis un bon bout de temps, voulant laisser le silence mettre à nu cet homme mystérieux. Ce dernier était comme possédé et lui donnait du plaisir à en revendre. Il grognait en amplifiant ses coups de reins devenus brefs. Et c’est comme s’il demandait lui aussi à recevoir des confidences. Elle était confuse, habituellement on lui racontait, la réciprocité n’était pas de mise. Décidément, tout allait de travers avec cet homme qui renversait le statut quo. Et sans pouvoir s’y opposer, elle regardait son histoire se raconter.

Il a eu la vie dure, mais elle non plus ne fut pas gâtée par la vie. Elle ne termina pas ses études classiques. Ayant perdu ses parents de très tôt, elle n’eut personne pour l’aider. Elle fut obligée de voler de ses propres ailes, très jeune. Certains voulaient l’aider, mais les conditions n’étaient pas des plus honnêtes. Elle résista, mais pas pour longtemps. Deux amies l’initièrent au «métier» avec lequel elles estiment n’avoir rien à perdre et tout à gagner. Depuis, sa vie économique se résume à ses soirées sur le trottoir.

Sa vie était aussi morne que celle de cet homme. Chacun était malheureux à sa manière.

Il la sentit se refermer sur son membre et comprit qu’elle se dirigeait vers l’extase. Instantanément, il laissa sa semence envahir ses entrailles dans un profond rugissement. Elle enfouit sa tête dans son cou et huma son odeur, mélange de sueur, de sexe, de son parfum et de ses mauvais souvenirs.  Il haletait, et elle était secouée de spasmes, la bouche grande ouverte pour mieux respirer.

Ils restèrent entrelacés pendant quelques minutes puis, il s’extirpa d’elle doucement, le sexe encore raide. Leurs regards se croisèrent, ils se sourirent dans la nuit, l’un connaissant la détresse de l’autre. Leurs corps s’étant tout confiés.

Ils étaient deux âmes perdues dans la profondeur de la nuit, deux esprits connectés par un acte charnel, deux vies vécues à moitié. La lune continuait de se délecter de cette vision jouissive. Tout était clair, tout était calme. Le vent caressait tout sur son passage. Ils étaient debout, corps exposés au regard des dieux, n’esquissant aucun geste. Ils étaient là, nus et démunis, leurs histoires connues d’eux seuls. Ils étaient de la foule, celle qui est composée d’êtres solitaires. Ils étaient deux anonymes dans le noir ambiant, sous cet imposant amandier, sous les murmures des dieux qui hésitaient encore entre décider de leur sort ou de se masturber, sous les rayons indiscrets de la pleine lune.

Franchesca Semé

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