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Je veux devenir président

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Je veux devenir président

Le soleil n’avait pas encore quitté son lit. Des gouttes de rosée perlaient aux feuilles des arbres. Des oiseaux gazouillaient. Des coqs commençaient à chanter. Des chauves-souris rentraient chez eux. Le vent me caressait doucement le visage. Je respirais l’air frais du matin. C’était mon moment préféré de la journée. Avant d’affronter le soleil qui tapait dur, le brouhaha, les gens qui hurlaient, la dense circulation, je profitais de ce doux moment pendant lequel j’avais l’impression que la terre entière s’était endormie. Je me déplaçais lentement, sentant l’humidité de l’herbe sous mes pas. De là où je suis, quelques bribes d’une conversation me parvenaient. Je prêtai l’oreille. Je reconnus sans peine la voix d’un journaliste. Ça provenait d’un poste de radio. Il parlait des manifs organisées à travers tout le pays qui avaient pour thème « Kot kòb PetroKaribe a ? ». Ces derniers temps, c’était un sujet d’actualité. Tout le monde en parlait. Des gens portaient des T-shirts à cette effigie. Les réseaux sociaux en étaient envahis. On ne passait pas cinq publications sur Facebook sans que le thème PetroCaribe ne soit évoqué. Cette fois-ci, les gens en avaient marre. Marre de la corruption. Marre de la crasse qui faisait partie de leur quotidien. Marre de la misère qui les rongeait. Le PetroCaribe, jusqu’ici notre seul espoir de développement, est une alliance entre les pays des Caraïbes — d’où le mot Caribe — et le Venezuela, premier exportateur latino-américain de pétrole brut, qui leur permettait de lui acheter le pétrole à des conditions de paiement préférentielles. Ces pays devaient utiliser les fonds du PetroCaribe pour s’engager sur la voix du développement. Mais en Haïti, c’était tout le contraire. Depuis la présidence de René Garcia Préval jusqu’à celle de Jovenel Moïse, on n’arrive pas à gérer ce fonds de manière rationnelle. Ainsi, 3.8 milliards — personne ne peut vraiment se fixer sur les chiffres — de dollars (je parle de Ben Franklin là !) ont disparu comme un lapin disparaît dans le chapeau d’un prestidigitateur. Avec cet argent, on aurait pu avoir de meilleurs hôpitaux, de meilleures routes, de meilleures universités. Bref, un meilleur pays. Mais ce n’était pas la priorité de nos dirigeants. Ils préféraient s’acheter des voitures, des maisons, payer des études pour leurs enfants à l’étranger, passer des nuits à baiser dans des hôtels de luxe, fournir des bandits en armes et billets pour semer la pagaille. Pendant ce temps, le peuple mourrait de faim, bouffait de la merde, se faisait tuer par millier. Depuis longtemps, nous ne cessons de prouver au monde entier qu’on ne peut pas lutter contre la corruption. Chaque dirigeant foutait la même merde que ses prédécesseurs. On vit dans un pays où ceux qui refusaient de voler l’Etat étaient appelés imbéciles, voleurs, et ceux qui le volaient se disaient intelligents.

Tout à coup, une idée me titilla les méninges. Au début, je la trouvai bizarre. Mais à bien y réfléchir, elle n’avait pas l’air si bête que ça. Je suis sûr d’y arriver. C’était décidé : je veux devenir président de la République d’Haïti. Vu tous les chefs d’État stupides que le pays a connu, je ne serai pas le pire. Ils ont tellement fait de conneries. Boyer a accepté de verser, sur une période de 30 ans, une indemnité de 60 millions de francs or aux anciens colons français, en compensation des pertes subies à Saint-Domingue. Ils nous ont maltraité, traité comme de vulgaires choses pendant des années, et c’est nous qui avons été obligés de les payer. Comme une sorte de compensation pour services rendus. Ceci a handicapé le développement du pays. En 1843, une Constitution libérale a été votée, d’après laquelle le président devrait être élu par le peuple, l’administration serait civile et les communes auraient des maires. Mais le général Charles Rivière Hérard, voulant se faire élire, a placé des canons devant la chambre législative. Pas besoin d’être philosophe pour comprendre le sens de cette menace. Les constituants se sont empressés de l’élire pour 4 ans le 31 décembre 1843. A peine votée, la Constitution venait d’être violée, et ceci à grands coups de reins (Vive Haïti!). Suite à la politique de doublure, le pays a été successivement dirigé par Philippe Guerrier — mort de vieillesse au pouvoir —, Louis Pierrot et Jean-Baptiste Riché, trois vieillards illettrés. Sous la présidence de Guerrier, Haïti n’avait pas de constitution. Sous le gouvernement de Soulouque, il était difficile de trouver une pyas dans la caisse de l’Etat comme il est de nos jours difficile de trouver des gens à la campagne, car l’empereur utilisait l’argent du pays à ses fins personnelles. En plus, il avait condamné Nissage Saget à la prison à vie parce qu’il refusait d’exécuter des prisonniers sans jugement — bref parce qu’il voulait obéir à la loi — et supprimé tous ceux qu’il soupçonnait de le trahir. Salnave avait fait emprisonner ou tuer des gens qui s’opposaient à son régime, et aussi des personnes contre lesquelles il avait une dent bien avant d’être président (Quel rancunier!). Sous son régime, le coût élevé de la guerre civile et le gaspillage avaient causé la dévalorisation de la monnaie nationale. Le dollar américain valait 1 000 gourdes (Bah ! La gourde à l’époque devait servir à se torcher). Michel Domingue faisait assassiner les opposants (c’était la mode ou quoi!). Florvil Hyppolite était fou (Merde! Il ne manquait plus que ça!). Il avait des crises de colères brusques pendant lesquelles il commettait des actes de violences qu’il regrettait par la suite (c’est le prédécesseur de Hulk). Il a même sacrifié de paisibles citoyens pendant sa folie. Cincinnatus Leconte, Tancrède Auguste et Vilbrun Guillaume Sam, condamnés pour avoir détourné les fonds de l’Etat lors du procès de la Consolidation, furent par la suite présidents. Antoine Simon, homme peu instruit, faisait de longs discours dans un français souvent incorrect qui provoquait la moquerie (nos parlementaires ont des ancêtres). Six présidents — Cincinnatus Leconte, Tancrède Auguste, Michel Oreste, Oreste Zamor, Davilmar Théodore et Vilbrun Guillaume Sam — ont dirigé le pays pendant 3 ans et 11 mois seulement. Sur 26 chefs d’États de 1804 à 1915, 15 ont été renversés (ça fait partie de notre culture) et seulement 2 ont achevé leurs mandats. Sous le président François Duvalier, les partisans de ceux qui s’étaient présentés aux élections contre lui ont été persécutés, les frères du candidat Clément Jumelle ont été assassinés chez eux, la presse était intimidée, la journaliste Yvonne Hakim Rimpel est arrachée de nuit de sa maison pour être retrouvée le lendemain torturée et presque morte, des cagoulards circulaient dans la rue la nuit pour effrayer les adversaires du pouvoir, les Volontaires de la Sécurité Nationale (VSN), dit Tontons Macoutes, semaient la terreur. Sans oublier le massacre de plusieurs familles notables (femmes, vieillards et enfants y compris) de Jérémie connu sous le nom de « vêpres de Jérémie » (Bordel ! Il a un palmarès monstre ce Duvalier!). Jean-Claude Duvalier a plus ou moins suivi la même voie que son paternel. Jean-Bertrand Aristide (on va vraiment parler de lui!) a armé des bandits, persécuté l’opposition, fait assassiner des gens, incendier des maisons, des stations de radio… Michel Joseph Martelly (un chanteur connu pour sa vulgarité et ses nombreuses scènes de nudisme) a passé cinq ans à prélever 1,50 dollars sur chaque transfert de la diaspora en direction d’Haïti. Jusqu’à présent, on ne sait pas ce qu’il a foutu avec. À noter qu’il a construit une maison valant plusieurs millions de dollars. Jovenel Moïse, lui, n’a presque rien fait. C’est sa particularité à lui, ne rien foutre. C’est un ancien cultivateur devenu président (une belle promotion). Il fait de beaux discours, des promesses qu’il ne peut pas tenir, avoue publiquement qu’il a été contraint d’employer 50 juges corrompus et ne manifeste aucun intérêt pour le procès contre les assassins du fonds PetroCaribe.

Après tout ça, je ne doute pas de mes capacités. Je peux occuper le fauteuil présidentiel. Je suis végétarien (ce n’est pas une raison pour être président, je le sais), je n’ai pas de foyers (je n’y suis pour rien), pas d’enfants à envoyer à l’étranger, pas besoin d’argent pour vivre, pas d’amis qui me lécheront le cul pour que je puisse les faire profiter du pouvoir, et je ne veux pas voyager. Je n’ai jamais mis les pieds hors de mon pays, les grandes puissances n’ont aucune information ou moyen de pression sur moi. En plus, je suis du côté de la justice. Je sais que c’est ce que disent presque tous les candidats, mais moi je suis sincère. De loin ou de près, je n’ai aucun rapport avec la dilapidation de cet argent. Je suis sûr que je ferai un bon président. Compte tenu de tous les salauds qu’on a connus, il n’y a aucune chance pour que je sois le pire. Nous avons eu des analphabètes, des idiots, des tueurs, des fous, des voleurs… Alors pourquoi pas moi ? Ça n’aurait étonné personne. En Haïti, tout est possible. Si quelqu’un te dit qu’il a vu un poisson en train de jongler dans la rue, un taureau en train de manger un homme en dansant du compas, une souris qui vole avec une barre de fer plantée dans le crâne, un chien bilingue qui aboie et miaule en même en temps, il ne faut pas le traiter de menteur. Haïti, c’est la terre du tout-est-possible. Alors, ma candidature ou mon accession au pouvoir n’aurait rien de bizarre. La première chose que je ferai, ce sera de régler vite fait le dossier PetroCaribe. La justice a trop tardé. Il est temps que chaque politicien, chaque fonctionnaire comprenne que le pays n’est pas une entreprise privée…

Des bruits de pas me tirèrent de mes pensées. Mon maître arrivait derrière moi, titubant, s’écroulant presque sous le poids des marchandises. Il les chargea sur mon dos, poussant un profond soupir. Je mangeai un peu d’herbe, puis je commençai à me déplacer. Je connaissais le chemin. Presque chaque matin, je portais les marchandises que mon maître allait vendre au marché. C’était mon métier. Ça ne payait pas, mais j’aimais ce que je faisais. D’autant plus que j’étais bien traité. Il ne me fouettait pas.

Une nouvelle fois, la voix du journaliste me parvint. Puis on passa un reportage. J’entendis des gens crier, hurler qu’ils n’allaient pas arrêter de manifester tant que les coupables ne sont pas arrêtés. Une fois de plus, mon idée me revint. Je le ferai. Je devrai occuper le fauteuil présidentiel. Je le ferai pour tous les malheureux qui, comme mon maître, rêvent d’un lendemain meilleur qu’ils auraient pu obtenir si les fonds du PetroCaribe avaient été utilisés à bon escient.

Je suis sûr de moi. Confiant.

Je suis un âne, et un jour je serai président de la République d’Haïti !

King Berji Estiverne

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7 commentaires
  1. Larack Junior dit

    Ça c’est du très lourd. J’attends maintenant le livre…

  2. ASSEILLE dit

    Bon travail frangin

  3. Patrick Charles dit

    King Berdji… Il est King dans son propre monde, King dans son écriture. Bravo mon frère, nous sommes si fiers de toi.

  4. Gildas dit

    J’aime l’architecture de ce texte.
    Elle est d’autant plus belle que la noblesse de sa revendications.

    Juste un mot !
    Gildas TOSSAVI,
    Du Bénin 🇧🇯

  5. King Berdji dit

    Y a de ces commentaires qui font chaud au cœur.

  6. Luctogene vilceus dit

    Ça m’étonne pas,parce que l’auteur de ce texte est un génie génial.✌

  7. Yveson dit

    C’est avec beaucoup d’intérêt que je viens de lire votre article … Bien documenté, il s’avère agréable à lire… Vous êtes l’King✍🏾

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